« De t’aimer, je n’ai plus le cœur
cité de ma jeunesse grise
de mille oiseaux chanteurs éprise
au soleil fondant des fondeurs. »
Jacques, tu es né devant la batterie des hauts-fourneaux d’Hagondange, tu as vécu ta jeunesse au rythme de leurs feux, des gueulards animant les rues des cités. Et tu offres là dans un quatrain d’octosyllabes une vision d’une poignante justesse. Au soleil fondant des fondeurs… Magie des mots qui plongent dans l’instant inoubliable de la coulée.
Mais à saisir la suite du texte, de tes autres textes, on change tout à coup de registre. Pauvre monsieur Jourdain. Il était si heureux de sa belle découverte. Ainsi ce qui n’est point vers est prose et ce qui n’est point prose est vers ! Merveilleux ! Mais à te lire, est-ce si simple, est ce si sûr ? Si ce n’est point vers, si ce n’est point prose, qu’est-ce donc. Mais oui ! L’œuf de Colomb ! C’est du Jacques Müller !
Mais en entrant dans ton monde, les considérations sur la forme deviennent dérisoires.
Les voici, « les cités incrustées dans la carapace de crustacés monstrueux…saoules du râle de leurs gueulards embouchés jusqu’à la lie…des cités ruisselantes de sueurs acides aux portes des exploits, des cités ayant poussé au pied des pyramides de laitier, hautes et lisses comme les tombeaux des pharaons dans la vallée des rois ; des cités aux draps de cendre flottant sur les pavés, les cours et les jardins ; la cendre jusqu’au lit des chambres nuptiales, là où les nichées ancestrales et multilingues dormirent à la même paillasse des rêves de terre promise. »
Lorsqu’on connaît cette Lorraine là, ses tribus du fer, on peut te voir passer les murailles au gré de ton chant pour nous interpeller depuis l’autre côté du miroir. Tu as traversé le Styx et tu en es revenu avec ta cantilène, un mot bien taillé pour qualifier ton expression poétique. N’aurais-tu pas, dans une autre vie, après le Parnasse, fréquenté le bateau lavoir, avec Picasso et Apollinaire ?
Picasso formé au dessin le plus classique pour lequel il avait un don et qui va progresser pour passer lui aussi de l’autre côté du miroir avec son génie propre, au-delà des règles et des sécurités bien apprises ! Et toi, nourri de culture classique, car tu as notamment suivi Khâgne au lycée Poincaré à Nancy, toi qui a écrit des quantités de vers dans cette tradition, tu abandonnes le confort des consonances de la rime, de la mesure bien réglée, arithmétique des syllabes, des recettes normatives de la prosodie pour explorer le monde intérieur des émotions inaccessibles à qui ne voyage pas les yeux grand ouverts avec une belle curiosité du coeur.
« visages aimés, visages de toujours, au front de la paroi rocheuse où vient mourir la déferlante des jours, enfants dela Curiedes innombrables qui ont fui les éclats du bonheur ; visages du don de soi baignés par le travail d’une mer de métal, d’une mer nourricière à ses marées de hautes et basses règles, et tout à la grammaire du faire dans le communautaire de l’esprit, je vous invoque de toute puissance des émois ! »
Oui, tu invoques, ainsi que les Anciens invoquaient les dieux, et au fil des partitions de ton lyrisme, on sent se redresser, comme dans la caverne de Platon, l’ombre de ces anciens pour retrouver des accents homériques, de l’épopée de l’Odyssée, de l’Iliade, de l’Enéïde. La « Mare Nostrum » s’est faite mer de métal.
Tu n’as pas oublié tes racines, passant des humanités à l’humanisme. Moderne, tu l’es dans la forme, classique tu le demeures dans l’esprit. Sur ton Agora, la guerre des Anciens et des modernes n’aura pas lieu, et alors que les combats des derniers représentants de la longue lignée des ferrons semblent vains, tu continues à déchirer l’omerta qui s’installe peu à peu sur la terrible trahison de la frénésie du profit qui va broyer l’avenir de milliers de familles, tuer l’image du père jadis héros et réduit à la prostration des vaincus.
Installé dès tes premières années professionnelles dans l’encadrement journalistique au grand-duché du Luxembourg, dans le luxe d’une population s’alimentant à la corne d’abondance des trente glorieuses, tu deviens chef de l’agence du Républicain Lorrain de Longwy, découvrant le drame de la misère matérielle et personnelle de la horde des travailleur laissés sur le carreau du plus grand démantèlement industriel de tous les temps, et l’ambiance fataliste qui étouffe ton propre métier. Tu aurais pu, comme beaucoup, attendre que l’exil longovicien se passe pour aller vers des cieux plus rieurs. Non, tu t’es attaché à ce peuple, refusant de t’associer à ce déclin tous azimuts, et au cœur de l’agence où tout semblait perdu, tu as, selon ta propre expression « ouvert en grand les fenêtres ». Je le sais par ton propos lorsque je t’ai rencontré pour préparer cette journée, mais je le sais aussi par un ami qui travaillait alors sous ta responsabilité, et auquel tu passeras ensuite le témoin.
Poète engagé, loin des salons et estaminets, ta discrétion ne suffit pas à masquer une certaine grandeur d’âme, une grandeur d’âme certaine. Et si tu as mis tout ton cœur dans ton métier de journaliste pour apporter de l’espoir à ceux de ta « tribu » dans les heures les plus sombres, tu n’as pas attendu le déclin pour pénétrer au cœur des antres du travail en prenant durant les vacances de tes années d’étude divers travaux postés, notamment un poste de pontonnier manipulant les lingots incandescents de plusieurs tonnes au bout d’énormes pinces se balançant au dessus de la fournaise des fours Pitt.
Tu nous laisses, avec ce cri qui n’est pas formulé comme une question, et qui pourtant me pousse à apporter une réponse :
« Des trompes funestes fissuraient depuis un temps déjà, les hautes murailles du temple du faire, et il m’appartiendrait – ô chantre des tribus honnies, abandonnées au sort des parias- de pratiquer les Langues de feu, figées dans leurs Coulées de larmes »
Oui, Jacques, cela t’appartient ! Et tu le fais si bien passant au-delà des mots dans l’esprit des choses.
D’ailleurs, avec la richesse, la précision de tes images, certaines de tes expression vont déjà passer dans l’un des plus impressionnants dictionnaires de langue, dont la dernière édition est en cours, dictionnaire né sur la terre Lorraine, dans la terre lorraine, une somme faisant référence en la matière en 6 volumes avec 80 000 entrées, le Glossaire du haut-fourneau.
En guise de conclusion, et puisque l’ouvrage dont ont été tirés les textes présentés au concours est maintenant édité sous le titre « Industrieuses amours », je ne peux m’empêcher de partager à l’assemblée un extrait de tes propos gravés in fine de la quatrième de couverture, et qui résonnent comme un viatique pour l’avenir aux présents et futurs esclaves du virtuel :
« Mais il faudra dire aussi à tous les analphabètes de la communion des sens, l’incommensurable bonheur à pratiquer cette langue universelle -c’est-à-dire le braille ouvrier qui ne se lit qu’avec les doigts de l’expertise révélée- et transmise dans la perfection du geste. »
Bravo, Jacques pour ces multiples facettes de la poésie au grand air des fenêtres ouvertes sur un pays, une terre, et le cœur des hommes, et si sur ton chemin tu trouves de l’étonnement, peut-être même de l’incompréhension sur ton art d’écrire, je te citerai cette très belle invitation d’un poète que tu ne renies probablement pas, je veux parler de René Char. Il te dit :
« Impose ta chance,
Serre ton bonheur
Et va vers ton risque.
A te voir, ils s’habitueront. »
Villers les Nancy le 30 septembre 2013