A l’origine, l’étude de la métrique était commune à la poésie et à la musique, ce qui ne surprend pas, car l’objectif du respect de la métrique dans la versification demeure encore aujourd’hui bien lié à une notion de rythme et de musique.
Dans les langues modernes d’origine latine, ce qui est le cas de la nôtre, la pratique de la métrique est très simple, car elle se borne à compter les syllabes sans s’occuper comme dans les langues antiques des quantités à accorder à certaines syllabes en fonction des accents.
Ouf, on l’a échappé belle !
Donc, constat (1) : une syllabe égal un pied. Rien de plus simple.
Un / jour/, ma/ sœur/ vien/dra/
Six pieds. Oui, rien de plus simple !
Mais si je dis :
« Un jour, mon prince viendra »
A la prononciation ordinaire, on trouve aussi six pieds, en « avalant » le e muet de prince qui se trouve ainsi réduit à une syllabe. Mais en fait prince compte bien deux syllabes, la preuve :
Le/ prin/ce/ dont /je/ rêve …il y a bien 6 pieds !
Mais au fait, pourquoi pas 7 ? Rêve compte bien aussi deux syllabes ? Et non, en fin de vers, le e muet ne se prononce pas !
Donc constat (2) : En fin de vers, le e muet ne se prononce pas et la syllabe qui le contient ne compte plus pour un pied
Il/ est/ vrai/ment/ char/mant/, le/ prin/ce/ dont/ je/ rêv’(e) = 12 pieds
Alors que fait on de nos e muets lorsqu’ils ne sont pas en fin de vers ?
La règle qui permet d’intégrer cette réalité consiste à éviter de placer dans un vers un e muet devant une consonne, c’est-à-dire que le e muet devra être suivi d’une voyelle avec laquelle il va se fondre en un son unique, un e ou un é en poésie classique pure. Ce phénomène est nommé Synérèse (ou contraction).
Donc recommandation ( 3) : En cours de vers il est recommandé de ne pas placer de mot finissant par une voyelle muette devant un mot commençant par une consonne : exemple :
Un/ jour/ mon/ prin/c(e) vien/dra em/me/ner son aim/ée = A EVITER (cas d’intention d’un vers de 12 pieds qui en fait en compte treize !)
En revanche, je peux placer un mot finissant par un e muet devant un mot commençant par un e ou un é (ou le son é, comme ai).
Pour reprendre le même exemple, je peux écrire « un/ jour/ mon/ princ/ (e) em/me/na son ai/mée ». Il y a bien séparément deux syllabes à prince et trois à emmena. Mais quand on rassemble les deux, on obtient pas cinq, mais quatre pieds ! Donc encore douze au total. Il y a fusion entre le e muet de prince et le e de emmena. Encore une synérèse (ou contraction).
Donc recommandation (4) : Il est recommandé de placer en cours de vers un mot finissant par un e muet devant un mot commençant par un e ou é
Toutefois, la fusion de deux voyelles dont l’une est différente du e ou du é peut être admise sauf si cette fusion des voyelles provoque un effet sonore disgracieux, ou hiatus. Exemple :
Un/ jour/ le/ princ/(e) ins/pir/(e) /un poèm/(e) à/ sa/ bell(e) = 12 pieds
La métrique est correcte et nous avons donc bien 12 pieds avec 3 synérèses et un e muet en fin de vers, mais le choc de deux sons semblables le « ince » de prince et le « ins » de inspire n’est pas du plus bel effet.
Donc recommandation (5) : Il est recommandé d’éviter le choc de sons disgracieux dans les synérèses et notamment la répétition du même son sur le lieu de la contraction
Pour clore ce chapitre, il faut considérer que le « e muet », n’est pas une voyelle ordinaire. Car dans tous les autres cas, le choc entre voyelles (finissant un mot bien entendu, car à l’intérieur des mots il existe des hiatus que personne ne songerait à contester) en cours de vers provoque ce que l’on nomme un hiatus, normalement interdit en versification classique à l’époque de Boileau, et le demeurant jusqu’à preuve de l’heureux effet poétique dudit hiatus.
Donc recommandation (6) : Il est recommandé de ne pas se faire succéder en cours de vers deux mots finissant pour le premier et commençant pour le second, par une voyelle (à distinguer d’une diphtongue), c’est-à-dire, le e muet excepté, par a, i, o et u.
Je peux dire par exemple « j’irai où l’on m’appelle » (6 pieds)
Car « où » est une diphtongue bien qu’elle finisse par la voyelle u,
et non pas « j’irai à la plage » car le son «ai » de « j’irai » est assimilable à la voyelle é qui s’entrechoque avec la voyelle à.
Toutefois, j’ajoute que la forme classique « pure » interdit quant à elle tout choc de voyelles, même si elles sont intégrées dans une diphtongue, et que l’exemple de « j’irai où » peut être critiqué dans certaines « écoles ». Toutefois comme ce respect inconditionnel peut interdire aussi certains effets heureux, il reste à chacun de discerner s’il doit aller au bout de la logique d’évitement absolu de choc de voyelles, fussent-elles intégrées dans une diphtongue, ou s’il se permet de demeurer exceptionnellement en bordure de cette règle pour enrichir son texte avec un effet heureux. Tout est alors dans l’oreille.
Tout cela peut paraître bien compliqué. Pourtant, à la lecture, avec notre prononciation contemporaine (on va prendre pour référence celle de l’Ile de France pour ne pas entrer dans les particularismes), il faut reconnaître que l’oreille est plus intelligente que nos raisonnements. Encore faut-il en prendre conscience. Une langue, c’est un édifice, avec toute la richesse de son architecture.
Donc recommandation (7) déjà dite et rabâchée sur le blog : Il est fortement recommandé de relire les poèmes à voix haute, et de les faire lire également à voix haute par une tierce personne.
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Le piège : les hiatus nous les repérons rarement lorsque nous écrivons ! Plus traîtres ! Ils s’entendent souvent quand nous lisons, mais plus souvent encore lorsque d’autres les lisent !
Eviter les hiatus est un art plus difficile que de compter les pieds et le premier l’emporte souvent sur le second dans la composition
Petit lexique :
E muet : e qui ne se prononce pas à la fin d’un mot (pas de son e). En revanche le é se prononce toujours car il est accentué, et le e qui le suit au féminin demeure muet.
Pied : syllabe, ou ensemble de lettres qui se prononcent en un son unique
Hiatus : Choc disgracieux entre la voyelle ou la diphtongue qui termine un mot et la voyelle ou diphtongue qui commence le mot suivant.
Exemple : Où j’irai, il ira (choc entre la diphtongue ai et le i de ira)
Toutefois cette règle ne s’applique pas en fin de vers
Exemple :« Partout sur les chemins où je sais qu’il ira
Il y verra mon ombre étendue à ses pieds.
Diphtongue : Ensemble de voyelles qui se prononcent en un son unique (exemples : ou, oi, ieu, etc)
Diérèse (synonyme élision) : Au niveau de la prononciation, dissociation d’une diphtongue en deux syllabes. Exemple si/lenci/eux qui se prononce en trois pieds en dissociant la diphtongue ieu après le i.
En revanche, en poésie classique cieux, qui relève de la même logique, se prononce en une seule syllabe. Mais ce sont là des subtilités dues à des usages qu’il ne me paraît pas vraiment fautif de ne pas reconnaître si la beauté de la poésie y trouve son compte.
Synérèse : ou contraire de la diérèse. Il s’agit de la fusion de deux voyelles contiguës, soit dans le langage ordinaire à l’intérieur d’un mot (exemple le mot lier du verbe lier où on obtient le son ié), soit, en poésie classique, entre la fin d’un mot et le début du suivant au cours d’un vers, et c’est certainement le domaine le plus délicat sur lequel il y aura encore à dire, car il renvoie inévitablement au hiatus.
En poésie classique de pure forme, nous n’avons en ce domaine que les synérèses entre le e muet finissant un mot (et même pas la diphtongue) et le e ou le e accentué du mot suivant.
Je pourrais dire :
« Un / bai/ser /sur/ la /jou/e é/vei/llera/ mon/ princ’ (e) »
Mais en poésie classique pure le e muet de joue est intégré dans une diphtongue à prononciation « ou » et non pas e muet, bien que le e demeure muet dans la diphtongue.
« On / se/ promèn/e en/sem/bl/e en/ par/lant/ d’a/ve/nir »
Noues avons ici une succession de deux synérèses sur des mots dont l’un finit par un e muet et le suivant commence par une diphtongue générée par un e.
Mais encore une fois, tout cela a l’air plus compliqué que dans la pratique, car la poésie est avant tout musicale. Les règles nous aident à comprendre les raisons de certaines difficultés, mais elles sont avant tout au service de notre intelligence de la poésie qui nous est particulière à chacun.
Gérard Dalstein