A cette époque, mon père considérant que son métier était très sédentaire, avait pris l’habitude de « s’aérer » un peu chaque semaine en allant à la pêche.
Nous partions à St Julien du Verdon dont la réputation du lac, superbe, n’est plus à faire.
Je passais la journée à courir partout, gambader sur les sentes qui, presque toutes menaient directement à la rive et l’ eau profonde dès les premiers mètres.
L’eau claire, transparente, permettait de voir les truites frétiller tout près !…au point que, fascinée, je plongeais la main, croyant les saisir. C’est d’ailleurs ainsi que j’ai failli filer au jus à plusieurs reprises, retenue par…Je ne sais quoi !(la chance, sans doute).
Mon père était un curieux pêcheur : il disposant d’une dizaine de cannes soigneusement rangées dans un luxueux étui, d’une épuisette, d’une boîte spéciale pour mettre le poisson, bref : de tout l’attirail du parfait pêcheur, sauf qu’il ne ramenait jamais que trois ou quatre ablettes, plus pathétique l’une que l’autre, (si bien qu’il les remettait parfois à l’eau avant de repartir !)
Cependant, comme tout pêcheur qui se respecte, il recherchait les meilleurs appats. C’était généralement les vers de terre qui gigotaient au bout de sa ligne, mais un jour, son « voisin de rive » lui confia qu’un de ses amis du village avait de bien meilleurs appats qu’il vendait pour quelques sous.
Mon père me donna quelques pièces et m’envoya au village tout près. J’ai un peu cherché la maison au détour d’une ruelle. Tout était calme et presque alangui en cette matinée d’été. M’approchant du seuil, j’ai tiré sur la corde qui actionnait une petite cloche. Un son léger se fit entendre, puis, j’entendis une sorte de toux grasse, avant qu’un vague grognement me fasse comprendre que je pouvais entrer.
Un petit corridor me conduisit à une minuscule pièce où, près d’une petite fenêtre, se tenait, sur un tabouret, un homme énorme. L’odeur émanant de l’endroit me donnait envie de repartir en courant, mais, consciente de ma « mission », j’ai poliment salué le personnage et lui ai dit la raison de ma venue.
L’homme me regardait d’un air vague en mastiquant consciencieusement et, brusquement, cracha une grosse boule marron dans un seau, à côté de lui. Effarée, je le vis se tourner, sans même se lever, vers un autre seau et prendre de pleines cuillérées de gros vers blancs qui grouillaient, qui grouillaient !…Il les fourra dans un sac en papier, prit les piécettes que je lui remis, et j’ai détalé le plus vite possible !
Pendant deux jours, ma mère se demanda pourquoi je ne mangeais pas à table et faillit me conduire chez le docteur. Puis, un après midi, mon amie Aline, petite parisienne fraîchement arrivée en Provence me dit :
—-J’ai d’mandé à mon grand-frère ! y m’a dit que les gens qui crachent des boules marron mangent du tabac ! Ca s’appelle une chique ! y paraît même qu’ y en a d’autres qui s’en fourrent dans l’nez !
Mon père n’a jamais compris que je ne veuille plus retourner chez le marchand d’appats…D’autant que les gros vers blancs n’avaient pas attiré davantage d’ablettes que les malheureux vers de terre sacrifiés au supplice de l’ hameçon .